Le groupe Hazmat Modine est de retour à Paris le 20 juin pour un concert exceptionnel au New Morning. Une occasion unique de voir une formation rare en France mais au son vraiment inclassable. En octobre dernier, Nicolas Ragonneau rencontrait leur leader Wade Schuman à Harlem pour un second entretien après le premier réalisé il y a quelques années. Wade y évoque le nouvel album d'Hazmat, Extra-Deluxe-Supreme (peut-être leur disque le plus accompli), son travail d'écriture, les nouveaux musiciens du groupe et la dure vie de musicien en tournée. 


Hazmat Modine - Extra-Deluxe-Supreme
Hazmat Modine — Extra-Deluxe-Supreme (Jaro Medien en Europe, Barbes aux USA)

Interview with Wade Schuman

Nicolas Ragonneau : C'est la première fois qu'un disque d'Hazmat Modine ne comprend que des compositions originales. Avant ce disque, tu étais le principal compositeur. Est-ce que tu associes désormais davantage les autres membres du groupe dans le processus d'écriture ?

Wade Schuman : Oui, mais en fait tous les albums présentaient un travail commun à différents niveaux, même si j'étais à l'origine de la plupart des morceaux et que j'en écrivais la plupart. Mais Randy sur le premier album, et d'autres membres du groupe sur le second, ont écrit quelques chansons avec moi.

La différence pour cet album, c'est qu'Erik Della Penna, qui joue de la guitare, du banjo et qui chante aussi, a composé les morceaux avec moi à parts égales. Erik est un musicien fantastique et un songwriter prolifique, cette collaboration est vraiment excitante. On a écrit la plupart des chansons en six mois, ce qui dans mon cas précis est très rapide ! Ce qui m'a beaucoup plu, c'est que nos rôles n'étaient pas définis une fois pour toute : parfois il écrivait les paroles, d'autres fois c'était moi ; parfois j'écrivais les couplets et lui le refrain, parfois j'écrivais la musique et lui les paroles. Tout était très mêlé, et j'imagine que c'est assez rare de travailler ainsi. C'est bien de pouvoir travailler de façon si proche avec quelqu'un dans un processus créatif. Erik est fantastique, il est toujours prêt à abandonner certaines idées puis à tout recommencer depuis le début, toujours prêt à sacrifier une partie de chanson pour l'ensemble de la composition. Notre approche de l'écriture est très directe et, comme dans tout travail, on se rencontre chaque semaine avec des bouts de morceaux, on malaxe tout ça, puis on regarde l'ensemble de manière critique. Quand on est chanceux (ça arrive parfois), les vannes s'ouvrent et la chanson sort en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. Ensuite on travaille les arrangements et les finitions, ce qui est souvent le plus difficile, mais nous n'avons pas de méthode préétablie, les chansons viennent de différentes manières. Ce qui est bien, ce sont celles qui viennent librement, comme d'elles-mêmes... 

Parfois je me réveille avec une mélodie ou un refrain en tête, un vrai cadeau de mon subconscient (par exemple j'ai trouvé le refrain de "All of My Days" comme ça). Il y a aussi l'aide ou l'intervention des autres membres du groupe : Steve Elson  a coécrit "Moving Stones", lui et Pam ont travaillé la ligne de cuivres sur "Most Of All", Rachel a écrit "Plans" avec nous et Michael Gomez a aidé sur "All Of My Days". Tous sont associés dans les arrangements à différents moments...


Hazmat Modine - Extra-Deluxe-Supreme

N.R. : Justement, parle-moi des nouveaux musiciens qui ont rejoint le groupe depuis ton dernier album.

W.S. : Rachelle Garniez est une vieille amie et une proche du groupe ; elle a même tourné avec nous en Russie il y a quelques années. Elle joue de l'accordéon, c'est une songwriter très éclectique et très originale et une sacrée musicienne de scène. Elle vient de la scène de New York qui a fleuri ces dernières années. C'est le premier album où je suis seul à l'harmonica, Rachel est à l'accordéon et joue du mystérieux claviola (qui sont deux instruments à anches libres comme l'harmonica), et elle chante aussi avec Erik et moi.

Reut Regev est aussi sur l'album, mais elle ne tourne pas souvent avec nous parce qu'elle a son propre groupe et qu'elle est souvent en tournée. C'est une tromboniste géniale, très originale et pleine de soul. Je pense que le fait de l'avoir dans notre section de cuivres a beaucoup enrichi notre son. Elle était également de la tournée avec nous et le Gangbé Brass Band en Russie.

Graham Hawthorne est un batteur fantastique qui a travaillé avec David Byrne pendant 10 ans et des gens assez géniaux comme Harry Belafonte et Paul Simon. Il était aussi mon voisin à Harlem, mais hélas il est parti à la Nouvelle-Orléans et il ne joue plus avec nous. Notre batteur (et percussionniste  sur l'album) est désormais Tim Keiper, qui a un rôle majeur dans l'album. C'est la première fois que nous avons des percussions sur chaque morceau, et cela apporte des nouvelles textures. Tim a travaillé avec Cyro Baptista pendant des années et tourne avec Vieux Farka Touré. Il est allé au Mali sept fois, il joue du kalabash sur "Whiskeybird et  du Ngoni malien sur "Arcadia". Tim apporte toute une palette nouvelle au groupe et j'adore travailler avec lui.


N.R. : Dans notre précédent entretien, tu m'as parlé de ta fascination pour les sons. Le groupe Alash (de la république de Touva) est invité sur deux morceaux. La façon dont tu as intégré leur chant de gorge traditionnel est fantastique. Ça sonne un peu comme une guimbarde, est-ce que c'était ton intention ?

W.S. : Il y a quelques années nous avons joué dans un festival en Sibérie et j'ai pu visiter la République de Touva de façon très brève. Il y a quelque chose dans leur musique d'émouvant et familier à la fois, elle s'harmonise parfaitement avec la musique américaine. On avait collaboré avec le fantastique groupe Huun-Huur-Tu plusieurs fois mais c'était très excitant de travailler avec Alash que je connaissais depuis quelque temps. Ils sont d'une autre génération qu'Huun-Huur-Tu et ils ont leur propre sensibilité. En particulier ils maîtrisent l'harmonie vocale ce qui n'est pas si commun  à Touva. Sur "Your Sister", j'ai fait du doshpuulur un élément très fort au début du morceau et il sonne vraiment comme un bon vieux banjo américain. Alsan d' Alash joue aussi du shoor qui est une sorte de flûte de Touva, qui s'accorde parfaitement avec le piccolo de Steve. Je joue aussi du zamponia chilien sur ce morceau (de la flûte de Pan), on a donc trois sortes de flûtes de trois continents différents sur l'album. Et puis j'ai Alash qui chante en touvain à la fin. Les gens pensent toujours au chant diphonique quand il s'agit de Touva, mais ils chantent magnifiquement de bien des manières différentes.

Hazmat Modine - Extra-Deluxe-Supreme

N.R. : Le disque a été enregistré dans les conditions du live entre New York et l'Allemagne. Pourquoi ce choix d'enregistrer en live ?

W.S. : En fait ce n'est pas vraiment live car c'était en studio, mais l'enregistrement s'est fait en une seule prise. Une des caractéristiques de ce disque, c'est le fait qu'il a été enregistré en 5 jours, juste après une tournée, alors que les chansons étaient encore assez nouvelles, puis j'ai ajouté quelques overdubs à New York. Les autres albums étaient faits d'assemblage de morceaux, certains enregistrés live, d'autres en studio, en sous-sol, et même en plein air. L'ensemble ressemblait à un collage, ce qui était bien, mais sur cet album on a une plus grande homogénéité qui vient d'une méthode de travail différente. Nous devions tourner en Inde, hélas la tournée a été annulé et Uli Balss (le patron du label Jaro Records) a proposé d'enregistrer à la campagne à Osnabruck, ça a vraiment bien marché.

N.R.: Un mot sur les histoires que racontent tes chansons. Quelle est par exemple l'histoire derrière "Arcadia" et "End of Sweet Dreams" ?

W.S.: Le fait que chaque chanson est une sorte d'une histoire est aussi un autre des caractéristiques de ce disque.

"Arcadia", c'est ma tentative pour écrire un Gospel. Je suis un grand fan de la famille Staple, et je pense que le Gospel est vraiment une des très grandes réussites culturelles produites par l'Amérique.

Nous voulions un son minimal, plaintif. C'est la seule chanson enregistrée à New York... J'ai choisi l'image d'Arcadie parce que, bien que je ne sois pas croyant dans le sens classique du terme, je voulais parler aussi bien d'un lieu que d'une personne ou d'une idée, d'où Arcadie... Les cuivres sont censés évoquer les calls and answers des funérailles New Orleans.

"End of sweet dreams" s'inspire d'un yodel qui était très populaire aux USA dans les années 30. J'aime l'idée que l'Amérique ait sa propre tradition de yodel comme beaucoup d'autres cultures, en Autriche bien sûr, mais aussi en Afrique et aux USA, aussi bien chez les Blancs que chez les Noirs.

La chanson m'a été inspirée par une de mes anciennes étudiantes qui est aussi peintre. Après des années et bien des efforts elle a réussi à emménager dans le studio de ses rêves, où elle entreposait ses peintures, ses sculptures et tous les objets qui lui étaient précieux. Peu de temps après, elle est réveillée d'un sommeil profond par une lumière blanche aveuglante. Elle regarde par la fenêtre et elle voit son studio entouré par la neige les flammes. Tout était perdu dans l'incendie, même sa voiture était à moitié fondue... Elle a posté une photo sur Facebook en commentant : "ça se passe en ce moment". Je n'arrêtais pas de penser à ce que cela doit être de perdre absolument tout, donc j'ai décidé d'écrire une chanson sur ce sujet, dans laquelle les personnages renoncent volontairement à tous leurs biens. Ils abandonnent leurs vêtements et errent nus, n'ont plus de lits et ne dorment plus... C'est l'idée de la renonciation totale et de la rédemption. Le refrain vient d'un mot que notre manager Uli après plusieurs heures de sommeil dans le bus. "C'est l'heure de réveiller, fini les beaux rêves (end of sweet dreams)", c'est une phrase étrange en anglais qui sonne comme une perte. La chanson se termine avec le groupe qui se met à jouer ensemble de façon soudaine, comme un feu qui se déclenche...


N.R. : Ça fait dix ans que tu tournes avec Hazmat Modine, surtout en Europe. Que retiens-tu de cette expérience ?

W.S. : La scène, c'est un monde différent, ça n'a rien à voir avec le monde normal. Les gens qui ne connaissent pas ce monde s'imaginent ça comme des sortes de vacances ou un moment d'auto-glorification. Cela peut être les deux, mais la plupart du temps c'est surtout énormément de travail. C'est une des expériences les plus difficiles que j'ai eu à vivre sur le plan physique. Tu joues tous les soirs en dormant très peu, voire pas du tout, mais tu dois être à fond sur scène. Pas un jour de repos pendant des semaines, parfois un mois entier, tu dors dans un lit différent chaque nuit... J'ai dû jouer avec une pneumonie et une côte cassée, j'ai même enregistré live avec 16 musiciens alors que j'avais un calcul rénal, j'ai fini aux urgences juste après le concert.

Les tournées ne sont pas pour tout le monde et honnêtement j'ai vu beaucoup de personnes qui ne pouvaient pas en faire. Ils boivent trop ou deviennent parano, d'autres se mettent à déprimer et deviennent négatifs. Et j'en vois d'autres qui ne sont jamais comme ça, quelles que soient les conditions de la tournée. Ceux qui paraissent les plus résistants ou les plus "machos" sont parfois les premiers à craquer en tournée. En tant que leader du groupe, j'ai décidé que je ne voulais pas tourner avec des gens négatifs. Ça ne vaut pas le coup, tout simplement..

Hazmat Modine - Extra-Deluxe-Supreme

N.R. : Barbes Records sort ton disque aux Etats-Unis mais ton succès demeure surtout en Europe.


W.S.:. Franchement, j'aime vraiment la vie que j'ai à New York... Je joue aussi souvent que je le souhaite dans les clubs que j'aime et cela me permet de consacrer advantage de temps la peinture et à l'écriture de chansons. Je ne voudrais pas d'une existence monolithique.  J'apprécie de pouvoir faire des choses très différentes. J'ai beaucoup de chance de ce point de vue. On arrive à un équilibre parfait en tournant autour du monde, surtout au printemps et en été. On joue tous types de concerts : des gros festivals, des petits festivals, des petits clubs ou des gros... que rêvez de plus ? 

Trop de dates et de tournées, c'est mauvais pour la santé.

Dans deux semaines nous allons au Brésil et au Mexique pour 10 jours, puis en mars nous faisons le Womad en Australie et en Nouvelle-Zélande. Et au printemps nous serons bien sûr en Europe. En juillet et en août, je peins sur une petite île du Maine.

Ecoute, l'industrie musicale est vraiment mal en point et particulièrement aux USA. En Europe la plupart des villes et municipalités présentent des festivals ou des centres culturels, soutenus par les collectivités ou par l'Etat, avec l'aide de bénévoles. L'Amérique n'a pas vraiment l'équivalent. L'Amérique est dans la croyance perverse et fausse que le capitalisme existe pour le bien de l'humanité. On dépense une fortune dans l'armée et la Défense, mais pas en tant que culture qui supporterait les arts... c'est l'une des grandes différences entre les USA et l'Europe en ce qui concerne la culture.

J'aime la carrière musicale qui est la mienne. Je n'en voudrais pas de plus importante. Cette année nous aurons joué deviant des milliers de personnes sur 4 continents... Le groupe est en pleine forme et se développe… 8-9 membres actifs après 18 ans. Je suis toujours motivé par le songwriting, c'est une sorte de bénédiction et pour tout cela je me sens reconnaissant.





Liens :
2012 Paris DJs mix
2012 Paris DJs interview
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Original post on Paris DJs