Press Release :
SEUN KUTI & FELA ‘s EGYPT 80 : "MANY THINGS"
Par Gérald Arnaud.

"Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or"
Ce fameux vers de Baudelaire pourrait servir de devise à la famille Kuti, de père en fils.
Leurs chansons ne parlent que de corruption, d’ignorance, de maladie, de misère et de pollution, de tous les maux qui ravagent l’Afrique contemporaine…mais ils réussissent à en faire de vrais trésors musicaux, flamboyants, jubilatoires et irrésistiblement dansants.

Apprétez-vous donc à danser comme des fous sur les malheurs de l’Afrique, c’est le sujet !
Et surtout, n’hésitez-pas, dansez et écoutez, car c’est ainsi que s’exprime l’Afrique.
Manu Dibango, ami de Seun Kuti, dit que "les plus belles fleurs poussent sur le fumier".
Les chansons de Seun comme celles de son père Fela sont de ces "fleurs du mal" écloses dans la merde, celle de la lagune nauséabonde de Lagos, la plus invivable mais la plus vivante des villes, la plus humaine, que Seun Kuti, comme son papa, ne quitterait pour rien au monde !

L’illustre famille des Ransome Kuti appartient au peuple Yoruba, le plus nombreux du Nigeria. Ils se disent descendants d’Odudua, demi-dieu fondateur au XII° siècle du Royaume d’Ifé. A sa mort, ignorant la coutume du droit d’aînesse, Odudua légue le trône au dernier-né de ses fils, le plus capable et intelligent. Depuis, les Yoruba ont un respect particulier pour les plus jeunes. Or Seun Kuti, né en 1982, est le benjamin des trois fils reconnus par Fela…

Seun (qui se prononce «shéhoun») est l’abréviation de son prénom yoruba, Oluseun : "Dieu a fait de grandes choses". Ironiquement, c’est aussi le prénom du Président Obasanjo, ennemi juré de la famille Kuti, et originaire comme elle de la ville d’Abeokuta, de même que le prix Nobel de littérature Wole Soyinka, qui est l’oncle et l’ami de Seun. Bien avant de se refaire une virginité par les urnes, le Général Obasanjo, devenu Président du Nigeria à l’issue d’un putsch en 1977, organisa aussitôt l’assaut meurtrier, par plus de mille hommes armés, contre la demeure de Fela, que ce dernier avait proclamé "République indépendante de Kalakuta", et où aujourd’hui encore vivent Seun Kuti et les musiciens de l’orchestre Egypt 80. La grand-mère de Seun, Funmilayo, était la plus célèbre militante des droits de l’homme et du féminisme au Nigeria. Elle est morte des suites de sa défenestration par les troupes d’Obasanjo.

La chanson satirique qui donne son titre à l’album, "Many Things" ("nous avons fait beaucoup de choses") démarre sur un extrait d’un discours enregistré d’Obasanjo. Elle résume bien le bilan des 30 ans de son règne en pointillé : ils ont construit des ponts magnifiques, mais en dessous les gens n’ont toujours pas d’autre solution que de boire l’eau dans laquelle ils viennent de pisser.
Seun, à vingt-cinq ans, est donc le digne héritier du militantisme irréductible de Fela Kuti.
Il a d’ailleurs repris à son compte le deuxième prénom yoruba que s’était attribué son papa :
Anikulapo («j’ai la mort dans mon carquois"). Autrement dit, ses chansons sont autant de flèches qui ne manqueront jamais leurs cibles : corrompus, corrupteurs, oppresseurs.
A l’exception de l’érotique "Fire Dance", tous les titres de ce Cd sont des pamphlets ravageurs contre la corruption et l’incurie des dirigeants africains : "Think Africa", «Many Things", "Na Oil", "African Problems"…
Seun participe aux côtés de Youssou N’Dour à un grand projet de lutte contre la malaria, et "Mosquito Song" explique que les gouvernements, par leur négligence en matière d’hygiène, sont responsables de ce fléau qui tue plus que le sida…
Au style de chant énergique et tonitruant de Fela, Seun ajoute une rage rythmique héritée du rap : il cite d’ailleurs parmi ses héros Chuck D, Dr Dre ou Eminem…

A huit ans Seun Kuti était déjà la mascotte de l’orchestre paternel. Il le suivait partout, puisque sa mère Fehintola, décédée l’an dernier était l’une des choristes/danseuses d’Égypt 80.
Le nom de cet orchestre extraordinaire dont a hérité Seun Kuti peut surprendre.
Fela rebaptisa ainsi son ancien groupe Africa 70, en 1983, peu avant la naissance de Seun, après avoir lu les ouvrages retentissants de l’historien-physicien sénégalais Cheick Anta Diop sur l’origine négro-africaine de la civilisation pharaonique. C’est donc un orchestre de légende au sens propre du terme : l’équivalent pour l’Afrique de ce que fut pour la diaspora afro-américaine la "jungle music" de Duke Ellington, avec des ressemblances étonnantes…
Par exemple le saxophone baryton qui est comme chez Ellington le coeur de la musique des Kuti, l’ "afrobeat". Le vétéran Lekan Animasahun, surnommé "Baba Ani" a du abandonner à l’excellent Adedimeji Fagbemi dit "Showboy" (qui joue aussi le rôle d’animateur) cet instrument très difficile et trop lourd pour un septuagénaire : Baba s’est reconverti aux claviers mais reste le directeur musical de l’orchestre.

Quel orchestre ! Dès les premières notes, Egypt 80 remet les pendules à l’heure. On avait depuis longtemps tendance à oublier ce qu’étaient les grands orchestres de danse, de Fletcher Henderson à James Brown ou Sun Ra en passant par Count Basie et Lionel Hampton. Sans oublier George Clinton, qui est aussi l’une des idoles de Seun Kuti, et ça s’entend !
Car l’orchestre de Seun n’est pas du tout un clone de celui de papa, même si l’on y retrouve autant de folie et de frénésie, et même si les deux-tiers de ses membres étaient déjà là du vivant de Fela. C’est avant tout le meilleur groupe de funk actuel, et ce n’est pas surprenant. Depuis plus d’un quart de siècle, il a joué et répété presque quotidiennement dans un club de Lagos - «The Shrine", le temple, ce mot explique tout.
Egypt 80 incarne ce qui s’est perdu depuis longtemps dans la musique populaire : la durée.
Ils font de la musique ensemble depuis plus de vingt ans, et c’est assez évident.
Car la musique est avant tout affaire de relations humaines, Duke Ellington disait même que pour vraiment bien jouer avec un autre musicien, il faut savoir comment il joue au poker !

La magie de cet album, c’est avant tout cela : Seun Kuti & Egypt 80, c’est plus qu’un orchestre, une famille musicale, qui a eu bien du mérite à rester unie depuis des décennies - les dernières années de Fela et celles qui ont suivi ont été dures. Rien d’autre que cette cohésion et cette longévité ne pourrait expliquer la précision absolument effrayante des réflexes rythmiques au millième de seconde qui font de leur polyphonie ultra-syncopée un modèle absolu de "swing". Ce mot peut sembler désuet, mais on n’en trouve pas de meilleur pour qualifier l’ "afrobeat" à ce niveau d’expression.
Il faut se souvenir que dans les années 1930-40, le Ghana puis le Nigeria voisin adoptèrent et adaptèrent le jazz pour en faire le "highlife" , ancêtre direct de l’ "afrobeat", que pratiqua Fela dans ses débuts. Seun incarne à son tour le meilleur de cette longue tradition musicale.

A huit ans, il se retrouve dans les coulisses de l’Apollo de Harlem, où ont débuté toutes les grandes figures de la musique afro-américaine comme James Brown ou Aretha Franklin, mais il ne le sait pas. Il voit son père chanter et lui dit : "moi aussi je veux chanter".
Fela rigole mais lui fait faire un bout d’essai, réussi. Fela est fatigué, le sida va l’emporter.
Seun ne quitte plus l’orchestre, dont il prendra la tête aussitôt après la mort de papa en 1997.
Il ira faire quelques vagues études musicales, comme jadis son père, en Angleterre.
Rien de bien sérieux, apparemment : Seun n’est certes pas plus que Fela un saxophoniste virtuose, et il le reconnaît : ce n’est peut-être pas ce qui compte…
En concert, Seun ne peut manquer de saluer son père en jouant un ou deux de ses tubes.
Ici il fait ce qu’il veut, et ce premier album met en valeur ses propres compositions et celles de musiciens de l’orchestre.

Dès les premières mesures de "Many Things", comme dans les disques de Fela et peut-être encore plus ici, les idées, les mots et les notes s’envolent dans tous les sens.
La magie de l’ "afrobeat" est en marche, cette machine délirante et implacable qui nous emporte sans qu’il soit possible d’y échapper ne fut-ce qu’une seconde.
La section rythmique est vraiment saisissante : le bassiste Kayode Kuti (aucune parenté avec Seun) est l’une des surprises de ce cd ; quant au batteur, Ajayi Adebiyi, il n’a rien à envier aux plus grands du jazz contemporain, à l’instar d’un Al Foster ou d’un Paco Séry. Les deux guitaristes aux sons très contrastés - David Obanyedo & Alade Oluwagbemiga - tressent des riffs en boucle envoûtants qui servent de trame à l’ensemble. Les deux trompettistes - Emmanuel Kunnuji & Olugbade Okunade - sont d’excellents solistes ("Many Things", "Mosquito Song")…
Ainsi dix ans après la mort de Fela, l’orchestre dont il était si fier lui survit, et il ne fait aucun doute qu’il serait heureux de ce qu’en a fait son fils, et du chanteur qu’il est devenu.

Seun Kuti est en effet une formidable bête de scène : il a le charisme et l’énergie de papa. Tous ceux qui l’ont vu en concert le savent déjà, après quelques tournées triomphales, alors qu’il n’avait pas encore enregistré à ce jour un seul cd, seulement un rare maxi en vinyle…
Sa première tournée américaine, l’été dernier, a défrayé la chronique. Les musiciens d’ Egypt 80 n’ont obtenu leurs visas que grâce à l’intervention de Barack Obama, et à Chicago leur concert a tourné à l’émeute, des centaines de spectateurs envahissant la scène au grand dam des services de sécurité.
Le directeur du festival a déclaré que c’était le meilleur concert de sa vie !
Il suffit d’ailleurs d’écouter cet album pour le comprendre.
Toutes les autres musiques de danse actuelles paraissent désespérément mécaniques, statiques et ternes, comparées à l’afrobeat de Seun Kuti & Fela’s Egypt 80.